Les carnets de François Guery

 Lever du jour sur la steppe, par Alekseï Savrassov (1830-1897)

François Guery – ancien élève de l’École normale supérieure (promotion 1964 Lettres), professeur émérite de philosophie, ancien doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Lyon-III, ancien producteur sur France Culture.

Depuis le 11 septembre 2001, les Occidentaux pensaient connaître leur ennemi haineux, fixé sur l’idée de leur destruction : les islamistes, devenus ensuite « État islamique ». C’est donc avec une surprise elle-même surprenante qu’ils se sont découverts un autre ennemi haineux et opiniâtre, au printemps 2022: La Russie, qu’on aimerait pouvoir appeler « le régime de Poutine », mais qui est de longue date abonnée à la haine destructrice de ce que nous, Occidentaux, sommes ou plutôt, sommes pour eux, et qui fait problème, tant nous nous connaissons mal nous-mêmes.

Il faut donc envisager ce long terme d’une haine cristallisée sur nous, sur notre ethos, notre conscience incertaine d’elle-même, si on veut comprendre ce qui nous arrive.

Les efforts pour comprendre ont été insuffisants à cause de leur modestie, sans commune mesure avec l’ampleur de la menace. Comme l’opposition à « Macron » ou la « macronie » l’a fait, on a tenté l’explication par la psychologie de l’ennemi : Poutine est « le tsar », il est autoritaire, comme un maffieux, un parrain accroché à son pouvoir dictatorial. Sa dictature serait un château de cartes, il se lancerait dans une fuite en avant, aux dépens d’une économie en détresse. Il suffirait alors d’attendre la chute du tyran pour retrouver la paix, pour récupérer un statu quo reposant et rassurant.

On a cependant remarqué, à force de se focaliser sur Poutine et sa psychologie, combien il attachait d’importance aux explications historiques de ses choix de guerre. Cet indice est précieux, car il fait entrer dans la longue durée, alors que nous nous accrochons à l’idée d’une menace conjoncturelle vite balayée. Sa chronologie n’est pas la nôtre, pas du tout. Sa vision historique ne coïncide avec rien de ce que nous tenons pour acquis.

Pourquoi, selon lui, l’Ukraine n’existe-t-elle pas, en tant que nation indépendante ? Nous sommes attachés à l’idée d’indépendance nationale, et à celle d’une égalité des nations dans un monde en équilibre, respectant l’ordre existant. Kant avait fait de cette idée une « idée de la raison », admettant par là qu’en fait, il n’en est rien. Mais il ne s’agit ici en rien d’un désordre où la force seule régnerait sans loi. Poutine a simplement une autre idée.

Mais comme les idées de Poutine ne sont pas « ses » idées, sa psychologie n’est pas la clé de la menace qu’on doit cerner. Autour du pouvoir russe, bien des idéologues fourmillent d’idées, depuis longtemps, ainsi de Limonov, qu’Emmanuel Carrère a fait connaître en France avec un roman éclairant, en 2011. Son national-bolchévisme inspiré de Ernst Jünger est une clé qu’il faut retenir. Limonov, décédé entretemps, s’est allié à un autre idéologue dont les idées éclairent l’actualité: Alexandre Douguine. Or, c’est celui-là qu’il faut connaître pour comprendre ce qui se passe, et se passera très probablement à la suite de la guerre en Ukraine.

Autant le citer sur l’Ukraine. Il écrit, en mai 2014 : « Les Ukrainiens doivent être tués, tués et tués. Plus de discussion, je l’affirme en tant que professeur ». En août 2014 : « Je n’arrive pas à croire que ce sont des ukrainiens. Les Ukrainiens sont un peuple slave merveilleux. Et ça, c’est une race de bâtards qui a émergé des bouches d’égouts (…). Nous devrions nettoyer l’Ukraine des idiots. Le génocide des crétins est nécessaire et inévitable ».


Au début, ses déclarations semblent excessives et ne sont pas approuvées au Kremlin, mais elles rendent explicite une conception d’ensemble, géopolitique et historique, qui nous échappe par son exotisme et son outrance. La Russie se fait des relations internationales une idée peu kantienne, mais connue depuis Carl Schmitt, ressuscitée de Carl Schmitt. L’Ukraine et en général tous les états de taille moyenne ne méritent qu’à peine le nom d’états. Il leur manque l’espace, le grand espace. C’est cette taille qui fait loi. Plutôt que de parler d’États souverains et indépendants, on devrait parler d’empires, attirant et absorbant en eux les petits états limitrophes, proches par l’ethnie et la langue. Hitler raisonnait déjà de cette façon en considérant que les provinces germanophones des états environnants étaient de facto allemandes.

La logique impériale est duale, duelle: il n’y a pas une multitude d’empires, mais en fait deux; pour Douguine et le Schmitt du Léviathan, l’empire terrestre a contre lui l’empire maritime, les États-Unis et l’Angleterre, et l’empire terrestre s’appelle, pour Douguine et ses suiveurs, l’Eurasie, sous domination russe. Comme il y a une force centripète des grands États, la Russie, fédération multiconfessionnelle et multiethnique, agglomère aussi bien l’Inde, le Moyen-Orient, voire la Chine, elle aussi ennemie de l’empire américain.

Le vaste empire terrestre a pour lui de se passer des ressources extérieures, tandis que l’empire maritime pille la planète, pirate les richesses mondiales. C’est ainsi qu’on fait de l’Afrique une province de l’Eurasie: on la libère des colonisateurs venus de l’autre empire. Comme pour Daesh, la lutte environnementale entre dans le champ du conflit des empires, alimente la haine de l’Occident.

La doctrine de Douguine, eurasiatique et multiconfessionnelle, doit peu à l’âme russe, et ne ressemble pas aux résistances anciennes de la Russie à l’occidentalisation. Il faudrait examiner de plus près ce qu’elle doit aux résistances occidentales à l’occidentalisation de la planète et au combat pour les libertés, les droits de l’homme, l’état de droit. Les références de Douguine à Carl Schmitt n’épuisent pas le sujet de l’esprit non russe de sa doctrine. Il croit, comme Badiou, à Heidegger et à son Ereignis, son nouveau commencement. Il suit les idéologues de l’extrême droite française traditionnelle, Alain de Benoist, Soral, ses complices en outrances anti-libérales. La french theory se voit à travers ses propos voulus poétiques à la Marinetti, et toute la résistance de la gauche marxisante des pays occidentaux depuis la guerre froide à « l’américanisation » du monde entre dans la danse de la croisade eurasiatique.

C’est une des raisons qu’ont ces penseurs violents de mépriser l’occident, puisqu’il se déteste déjà lui-même et rêve de nouveaux combats libérateurs, où l’ennemi européen, allié de l’empire américain, serait défait de l’intérieur. Douguine estime que l’Europe libérale ne mérite pas qu’on dépense des obus pour la ruiner, elle s’en charge elle-même, ruine déjà, encore debout en apparence, minée d’oppositions internes destructrices.

Ce sera donc une autre et nouvelle affaire que de montrer les atouts d’un occident dont Husserl prédisait la séduction présente et à venir, l’attrait exercé sur le monde, du fait d’un pouvoir idéal, d’un horizon idéal agissant. Forte de sa masse et de ses masses, l’Eurasie veut croire qu’elle fait rêver ! On pourra démontrer le contraire.