120 ans d’Entente ou mésentente plus ou moins cordiale : ce qui pèse dans les relations franco-britanniques

 L’Entente cordiale est signée le 8 avril 1904 entre la France et le Royaume-Uni. (Rue des Archives/MEPL/Rue des Archives)


Par Paul Vallet – historien et politologue franco-américain, résident à Genève où il est Associate Fellow du Geneva Center for Security Policy. Diplômé de, et a enseigné à Sciences Po Paris, la Fletcher School of law and diplomacy de Tufts University. Il a reçu son doctorat en histoire de l’Université de Cambridge.


[L’Entente cordiale fut le sujet de thèse de doctorat d’histoire de l’auteur à l’université de Cambridge sous le titre The Origins and Development of an Anglo-French Entente, 1902-1914, qui n’est pas publiée. Le centenaire de 2004 fut cependant l’occasion de plusieurs publications, auquel l’auteur a participé. En premier, L’Entente cordiale de Fachoda à la Grande Guerre, publication du Ministère des Affaires étrangères sous la direction de Maurice Vaïsse, éditions Complexe, 2004 ; et aussi L’Entente cordiale dans le siècle, publication du Conseil franco-britannique sous la direction de Jacques Viot et Giles Radice, Odile Jacob, 2004, en version anglaise sous le titre Cross Channel Currents, 100 years of the Entente cordiale sous la direction de Richard Mayne, Douglas Johnson et Robert Tombs, Routledge, 2004. Il y a en fait encore peu de vraies monographies et études de fond de la relation franco-britannique au XXème siècle et depuis, au contraire de l’oeuvre de François Crouzet en ce qui concerne le XIXème, complément intéressant à celle d’Elie Halévy. En anglais, les travaux de P.M.H. Bell en deux volumes, France and Britain, remontent aux années 1990.]

Lundi 8 avril a marqué le 120ème anniversaire de la signature à Londres, entre le Principal Secretary of State for Foreign affairs de Sa Majesté le roi Edouard VII, Lord Lansdowne, et Paul Cambon, Ambassadeur de France représentant la Troisième République, des différents accords de règlement de contentieux entre les deux puissances qu’on a connus sous le nom générique d’accords de l’Entente cordiale. En l’ouverture de cette saison commémorative des 80 ans de la Libération, épisode également majeur de l’histoire moderne des relations franco-britanniques, cet anniversaire passe quelque peu inaperçu, même si les trois armées des deux pays se sont affrontés dans une série de matches amicaux et commémoratifs de rugby tout au long du mois précédent.

Il est vrai que le Brexit, sortie britannique de l’Union Européenne finalement actée en janvier 2020 après de longues et délicates négociations suivant le vote par referendum de juin 2016, a quelque peu invisibilisé les relations de la Grande Bretagne avec le continent, pas uniquement avec son voisin d’outre-Manche français. Il est utile de rappeler que ce vote n’a d’ailleurs été que celui d’une très courte majorité d’électeurs, et encore, à dominante anglaise, parmi les nations composantes du Royaume-Uni.

Ce fameux Brexit, qui a fait couler beaucoup d’encre, comme il a couté en nuits blanches aux négociateurs des deux parties pendant trois années remplies de rebondissements, n’a certainement pas marqué une coupure définitive dans l’histoire de cette relation de voisinage. On l’a vu à l’émotion qu’a suscité le décès de la reine Elizabeth II et à l’accueil cordial reçu par son fils et successeur Charles III, qui avait voulu marquer le début de son règne par un premier voyage officiel en France et en Europe. On le voit aussi dans l’engagement résolu de la Grande Bretagne depuis plusieurs années dans le soutien à l’Ukraine ainsi que son intérêt pour la défense collective européenne dans le cadre otanien, qui n’ont en rien faibli.

Bien qu’une certaine tradition nationaliste des deux pays aime rappeler l’aspect d’ennemi héréditaire des siècles passé, de façon d’autant plus paradoxale encore 209 ans après Waterloo qui, n’en déplaise à certains qui montent en affiche des affrontements sous le régime de Vichy et d’occupation, représente la dernière véritable confrontation armée entre Français et Britanniques. C’est bien la fraternité d’armes de 14-18, comme celle de 39-45 portée par la France libre, qui demeure un des faits marquants de la relation franco-britannique au XXème siècle comme au XXIème. Si Français et Britanniques ne portent pas toujours les mêmes regards sur les affaires mondiales et européennes, c’est absolument se leurrer que d’ignorer que sur des questions fondamentales comme la sécurité européenne, leur expérience partagée et historique de puissances leur confère aussi bien des voix de poids que des rôles non négligeables dans les prises de décision collectives.

La relation franco-britannique est surement l’une des seules au monde qui porte cette appellation si particulière, se référant essentiellement au sentiment et au ressenti, d’entente cordiale. Celle-ci n’existe absolument pas pour le « couple franco-allemand », et s’applique encore moins à la Special relationship anglo-américaine. Pour preuve, les termes d’entente cordiale ne se traduisent pas en anglais, et si l’on y réfère Outre-manche en français dans le texte c’est moins par une déférence à l’ancienne langue diplomatique que parce que les Britanniques eux-mêmes trouvent cette expression parlante pour désigner la qualité de la relation. En diplomatie, une entente vaut bien plus qu’une amitié, à laquelle l’adjectif souligne cette force de sentiment. Il s’agit bien là de désigner une vision commune, une convergence d’opinions qui fondent la collaboration et le travail face à des chantiers et défis appréhendés d’une même façon malgré les originalités qui peuvent exister de part et d’autre.

À vrai dire, il faut souvent rappeler que si les accords de 1904 ont popularisé l’expression, celle-ci, et la politique qu’elle désigne, est bien plus ancienne. Elle remonte à au moins soixante années auparavant, et le véritable tournant diplomatique comme le rapprochement franco-britannique doivent être datés dès la décennie 1840, sous la Monarchie de Juillet pour la France, et sous les gouvernements libéraux réformateurs de la jeune reine Victoria. Il est d’ailleurs étonnant, peut-être en une référence à l’understatement qui est si souvent assigné au caractère des Britanniques, que l’évènement n’ait alors pas vivement frappé les esprits, tant contemporains qu’ultérieurs. Une autre révolution diplomatique de taille était survenue dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, avec la fin de l’antagonisme multiséculaire entre les monarchies française et Habsbourg. Certes, Marie-Antoinette devait payer cher l’impopularité de la nouvelle relation avec l’Autriche, et on vit encore, sous la Révolution et jusque sous le Second Empire, des affrontements armés franco-autrichiens. Point de cela, vraiment, pour la relation franco-britannique après 1844.

Il est utile de se pencher sur les contextes de ces relations franco-britanniques, tant au XIXème qu’au XXème et au XXIème, car on y voit, jusque dans les aspects les plus paradoxaux, des enseignements très riches sur ce qui cimente des relations bilatérales, particulièrement à l’échelle européenne.

I. Contexte de l’Entente de 1904, sa genèse comme son développement

L’entente cordiale de 1904 n’a pas seulement suscité la curiosité et l’interrogation de contemporains, comme des générations suivantes, par la seule ambiguïté de son appellation maintenue dans sa seule expression en français. Les dirigeants de l’époque ont certes exprimé une vision et une ambition pour ce rapprochement souhaité à l’issue de la signature des accords entre les deux gouvernements. Cependant, et cela ne manque pas d’importance, les opinions publiques sont demeurées dans une interprétation encore assez vague de certaines des conséquences comme des évolutions possibles de la relation. Le début du XXème siècle était une époque où l’essentiel de l’information circulait via la presse écrite, et pour la masse de la population comme pour des élites très éduquées des deux côtés de la Manche, qui avaient d’ailleurs une habitude bien établie de se fréquenter, il coexistait tout de même un mélange encore complexe de sentiments cordiaux ou beaucoup moins.

Le temps écoulé depuis Victoria et Louis-Philippe pouvait expliquer ces paradoxes, alors même que ces gouvernements avaient déjà tiré des conclusions essentielles sur ce que devraient être, idéalement, les relations franco-britanniques. En 1904 comme de nos jours, les populations tendaient à avoir la mémoire courte, où à la focaliser sélectivement sur une poignée d’incidents trop mis en valeur par rapport au fond plus banal des relations. La Monarchie de Juillet comme les Whigs britanniques des années 1840 n’étaient déjà plus de la génération qui s’était affrontée férocement pendant la Révolution et l’Empire. Tant la révolution industrielle que l’équilibre des puissances européennes montraient le chemin vers un type de relations différent de celui sur lequel les histoires populaires, de celle de Michelet comme pour les pièces historiques de Shakespeare, mettaient l’accent sur la conflictualité.

D’une façon peut-être définitive, les deux gouvernements avaient même fait l’économie d’accords formels, au contraire de ce qu’ils choisiraient en 1904. Les relations reposeraient sur un état de fait, un constat verbal, que l’intérêt commun des deux puissances était de résoudre exclusivement par la discussion leurs litiges éventuels et de se satisfaire d’un bon voisinage favorable au développement des relations économiques. Ce fut Louis-Philippe qui utilisa le premier l’expression d’entente cordiale pour décrire l’état des relations avec Londres dans son discours du Trône devant le Parlement en 1844, expression employée de même par le gouvernement de Victoria dans l’exercice similaire à Westminster. Louis-Philippe passa d’ailleurs ses ultimes années en exil anglais, sans que les relations entre la Seconde République et le gouvernement britannique en soit affectées. Louis-Napoléon Bonaparte avait lui-même résidé de nombreuses années dans le même pays et poursuivit cette politique. Plus spectaculairement, France et Grande-Bretagne furent alliées militaires et combattirent côte à côte dans la Guerre de Crimée, et le premier grand traité de libre-échange franco-britannique fut signé en 1860, porté par les milieux libéraux des deux pays.

On a plutôt identifié avec l’avènement de la IIIème République le refroidissement des relations. À l’amertume des Français d’avoir été écrasés militairement et diplomatiquement par Bismarck malgré des appels à l’aide vains en direction de la Grande-Bretagne, se sont aussi ajouté des divergences commerciales, nées d’une époque de crise économique mondiale, et le retour de tarifs protectionnistes français. On a surtout mis en avant le retour des litiges coloniaux, amplifiés par l’accélération des conquêtes simultanées des puissances à partir de la fin des années 1870, et en particulier une rupture violente au sujet de la tutelle britannique sur l’Egypte après 1882.

Ces différents ont occulté une réalité de la situation, qui était que la vaste majorité des deux populations, désormais dotées d’institutions libérales et démocratiques avancées, n’avaient pas de vraies divergences, et tendaient bien plus à s’apprécier que quelques petites coteries nationalistes, impérialistes et essentiellement militaires qui se confrontaient notamment sur le théâtre de l’Afrique du nord et sub-saharienne. François Crouzet a bien montré la complémentarité essentielle des économies britannique et française, établie sur le long terme pendant le XIXème siècle, excellentes partenaires plutôt que concurrentes directes sur leurs marchés respectifs. Les cultures politiques française et britannique se trouvaient bien plus de points communs qu’elles n’en avaient avec l’empire allemand ou l’empire russe. Bien des membres de l’élite britannique se sentaient une solidarité avec la France : comme Richard Wallace, qui après 1871 dota par charité la ville de Paris d’un réseau de fontaines publiques qui porte encore son nom ; comme le Prince de Galles Edouard, figure de la vie parisienne, cannaise et biarrote, et maintes fois cité comme la personnalité anglaise la plus populaire en France ; comme le jeune Winston Churchill, fortement impressionné par un voyage d’enfance pendant lequel son père lui présenta les statues voilées de Metz et Strasbourg sur la Place de la Concorde, et qui en conçut une francophilie pour le restant de sa vie. Les milieux d’affaires français et britanniques souffraient des fréquentes crises déclenchées par les politiques colonialistes affectant leurs échanges, et joueraient d’ailleurs de leur influence considérable dans le rapprochement consacré en 1904.

Le contexte du rapprochement se précisa au tournant du siècle, d’autant plus que malgré les successions de crises, que l’ambassadeur britannique Sir Edmund Monson surnommait la « politique du coup d’épingle », aucune, pas même la supposée gravissime crise de Fachoda, n’avait vraiment dépassé le stade des affrontements par voie d’éditoriaux de presse enflammés. Le rapport de forces européen se bouleversait en raison de la montée en puissance militaire, navale, et industrielle de l’empire allemand ; la Russie continuait de presser les marches de l’Empire britannique en Asie ; le gouvernement de Londres avait mesuré les limites et même la vanité du splendide isolement pendant la Guerre des Boers de 1899-1902. L’examen des faits était convainquant pour que les dirigeants britanniques conservateurs comme libéraux estiment que leur intérêt était d’affermir leurs amitiés possibles plutôt que de faire le jeu aussi bien de Berlin que celui de Saint-Pétersbourg en les refusant. L’amitié avec la France pouvait survenir de différent compromis sur des litiges tous extra-européens et éminemment solvables, sans aucun rapport avec les revendications bien plus radicales des gouvernements allemand et russe. La chance voulut que les dirigeants français, eux aussi ébranlés par les faiblesses politiques révélées par l’Affaire Dreyfus, aient tiré des conclusions très similaires, en pariant même que cette amitié pouvait avoir une utilité de plus long terme et évoluer vers une relation encore plus étroite qu’on ne pouvait l’obtenir de l’allié russe à la réputation instable.

Il est intéressant de relever que ces choix se sont faits dans des contextes politiques intérieurs particuliers à chacune des parties. Les gouvernements britannique et français de l’époque se sont investis dans l’Entente comme une politique de long terme suffisamment consensuelle et capable d’être poursuivie au-delà des alternances électorales. Du côté britannique, les initiateurs du rapprochement et les négociateurs des accords étaient des conservateurs, Sir Arthur Balfour et Lord Lansdowne, qui étaient les ultimes représentants d’une longue période de domination politique conservatrice. Pourtant, leurs successeurs libéraux après 1905, Sir Henry Campbell-Bannerman, H.H. Asquith et Sir Edward Grey, qui fut leur ministre des Affaires étrangères, partageaient leur lecture de la situation internationale et étaient acquis à la poursuite et à la consolidation de l’Entente. Du côté français, une certaine stabilisation politique autour de cabinets centrés sur les personnalités du parti radical a aussi permis la poursuite d’une politique étrangère de plus long terme, notamment par Théophile Delcassé dans les cabinets Waldeck-Rousseau et Combes, puis par Georges Clemenceau entre 1906 et 1909. Il n’est pas anodin que les sensibilités « progressistes » partagées par les dirigeants britanniques et français de cette époque aient facilité leurs affinités de coopération.

Les gouvernements français et britannique travaillèrent avec méthode entre 1902 et 1904, et pour créer l’état d’esprit général propre à une conciliation, et pour négocier concrètement les accords de résolution des contentieux. Il ne faut pas oublier un accord arbitral conclu en 1903, amplement souhaité par la Chambre de commerce franco-britannique, apportant aux milieux d’affaires une sécurité économique face aux différends politiques. C’était une première illustration du rôle important des relations économiques dans les efforts politiques, et du rôle de baromètre qu’elles peuvent y jouer. De même que fut démontrée l’utilité diplomatique des démonstrations spectaculaires, au moyen de visites d’Etat qui frappèrent les opinions publiques. Celle d’Edouard VII à Paris en mai 1903 resta dans les mémoires, car c’est d’abord par sa bonhommie et sa francophilie véritables que le souverain se fit un remarquable VRP de l’entente cordiale, au point que les membres de la famille royale britannique, dans leurs fonctions modernes de représentation, sont demeurés depuis des acteurs incontournables par leur patronage des relations bilatérales.

II. La sécurité et l’équilibre européen par la fraternité d’armes, élément primordial

L’accord de bon voisinage aurait pu en rester un si d’autres acteurs de la politique européenne n’y avaient pas vu un sens plus profond, et, en intervenant, n’avaient provoqué une consolidation des relations de travail et des convergences de vue s’opérant entre Londres et Paris. L’Allemagne impériale avait déjà à faire face, concrètement, à l’alliance militaire franco-russe, qu’elle pensait pouvoir contrer par sa supériorité militaire et ses qualités stratégiques. En revanche le risque d’un appoint maritime et économique britannique à la France parut d’emblée trop déstabilisant au gouvernement allemand qui assumait une concurrence de plus en plus rude envers l’empire britannique. Il s’ensuivit des tentatives agressives et maladroites de Berlin pour provoquer une rupture franco-britannique, principalement par le moyen de coups de force et de pressions sur la France, afin de lui démontrer le peu de valeur concrète du soutien britannique, lors des fameuses « crises marocaines » de 1905 et 1911. Au contraire, ces réactions achevèrent de convaincre, de façon consensuelle, les deux grands partis politiques britanniques, que leur intérêt et leur sécurité nationale ne permettaient pas de tolérer un nouvel écrasement de la France par l’Allemagne : au contraire de 1870-71, il faudrait la soutenir par tous les moyens. Mieux, l’entente posa les conditions permettant un accord de compromis anglo-russe et la formation en 1914 de la « Triple Entente » face aux Empires Centraux.

Si l’on a parfois surestimé l’importance concrète des conversations militaires franco-britanniques avant 1914, il ne fait pas de doute de leur poids politique, étape essentielle de l’établissement d’une relation de confiance stratégique. La recherche de l’équilibre des puissances, même avec les nuances qu’on pouvait y mettre tant à Paris qu’à Londres, est véritablement devenue une conviction partagée, et d’autant plus envisageable que reposant justement sur le principe de la coopération politique et stratégique entre Français et Britanniques. Ici encore, on pourra suggérer quelques bémols inspirés de d’épisodes des années 1930, 1940 et même dans les années 1960 et 1980, mais la réalité est que ce principe n’a plus jamais abandonné sa place de fondement des relations franco-britanniques. Son évidence a triomphé de toutes les différences culturelles, ou des diversités d’intérêts géographiques dans différentes régions extra-européennes. Les générations successives de dirigeants français et britanniques s’en sont tous rendus compte.

A l’été 1914, un siècle après l’invasion de la France napoléonienne par l’armée du Duc de Wellington, le British Expeditionnary Force a été l’un des miracles qui contribueraient à l’arrêt de l’invasion allemande sur la Marne. Pendant quatre ans, les soldats venus de tout l’Empire britannique sur le sol français s’y battirent avec la même âpreté que les poilus, et y payèrent le prix, comme au premier jour de la bataille de la Somme ; à l’offensive tout aussi funeste de Passchendaele, montée pour pallier à la faiblesse des forces françaises après les échecs de 1917 ; et dans la défense « jusqu’au dernier homme » contre les offensives allemandes du printemps de 1918.

Si 1914-1918 montra ce qui pouvait faire la force d’un partenariat militaire franco-britannique, que dire donc de 1939-1945 ? L’effondrement de la France au printemps 1940 ne la raya pas des préoccupations de Winston Churchill, qui fit du rétablissement de la France et de son rang un objectif de guerre aussi constant qu’il voulut la restauration de la Pologne, pour laquelle l’empire britannique était une fois de plus en guerre contre l’Allemagne. Ce respect de la parole donnée lors de la convention de mars 1940 ne fut aucunement annulé par sa dénonciation du fait du régime de Vichy. L’accueil sans hésitation du Général de Gaulle et des Français libres alla de pair avec la froide détermination, défendue avec éloquence par de Gaulle lui-même, de la destruction de l’escadre navale française à Mers-el-Kébir. Sous l’uniforme britannique et sur tous les fronts, les Français libres démontrèrent leur place dans les rangs alliés. À Yalta même, Churchill se fit l’avocat ardent et victorieux des intérêts français, se traduisant par l’inclusion de la France dans les Quatre Puissances occupantes de l’Allemagne, et un siège permanent français au Conseil de Sécurité de l’ONU.

Il résulte de ces combats épiques des relations entre forces françaises et britanniques qui démentent toutes les tentatives récurrentes, par différents nationalistes, d’instrumentaliser des épisodes aussi épars que Jeanne d’Arc, Waterloo, Fachoda et Mers-el-Kébir, pour imposer un improbable récit d’hostilité inévitable et indépassable. Dans le domaine de la manipulation de l’information aussi bien que des faits historiques, la relation franco-britannique est aussi un véritable cas d’école. La sélectivité y a toujours joué un rôle puissant pour ses détracteurs minoritaires, alors que les faits les plus marquants sont eux minimisés ou oubliés par une majorité au fond plutôt sympatique. En matière de faits marquants, le Traité de Dunkerque en 1947 a été justement choisi pour dépasser le souvenir de l’évacuation de la même ville en 1940. Il a été le premier jalon d’une nouvelle construction de sécurité européenne plaçant les apports britannique et français au premier rang de celle-ci. Construction qui s’est ajoutée de l’Union de l’Europe Occidentale en 1948, puis de l’OTAN en 1949. Après de nombreux programmes d’armement franco-britanniques engagés dans les années 1950 et 1960, c’est d’ailleurs dans ce même esprit que deux générations plus tard, la nouvelle sécurité européenne post-guerre froide, et complémentaire de l’OTAN par la consolidation de son pilier européen, a été envisagée par la Déclaration franco-britannique de Saint-Malo en 1998, et les accords de Lancaster House de 2010 qui sont des cadres essentiels à des coopérations bilatérales, puis européennes, en matière de défense et de sécurité.

III. Puissances de grand large et de vision mondiale

Certaines personnalités se voulant d’héritage gaulliste citent souvent, comme supposé exemple de l’incompatibilité fondamentale entre visions française et britannique, une phrase de Churchill, prononcée dans un de ses mouvements d’humeur face à un de Gaulle qui l’a parfois exaspéré, faisant état de la préférence britannique pour le « Grand large » plutôt que le continent. Ce concept correspondait bien à la vision du monde du plus illustre des premiers ministres britanniques, mais on néglige, réflexion faite, les points de convergence possibles entre les visions britannique et française. D’abord, au moment où cette phrase était prononcée, France et Grande Bretagne étaient l’une et l’autres encore des puissances du grand large, aux intérêts à dimension globale, et cette vue était partagée et par Churchill, et par de Gaulle, malgré leurs désaccords. D’une certaine façon, c’est encore et toujours le cas huit décennies plus tard, malgré la décolonisation, et ce notamment du fait de leur égal statut de membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, de leur place au G7, et même de leur rang de « grands » dans l’Union Européenne (désormais passé dans le cas britannique, mais y exerçant encore une présence fantomatique pour les questions de sécurité).

Or, ces considérations comme ces statuts sont non seulement des situations qui peuvent mettre la France et la Grande Bretagne à part de leurs pairs européens, mais qui peuvent justement créer les conditions de convergences de vues, de compréhensions communes des grandes questions mondiales, et ce avec une acuité qui leur sont propres. Il n’y a là pas de meilleur ciment pour un partenariat bilatéral utile et aux bénéfices mutuels. Ne pas prêter attention à cet aspect, c’est sous-estimer une cause importante et une vraie force que comporte cette relation qui possède ses complexités comme d’autres.

La Grande Bretagne comme la France avaient débuté leur expansion extra-européenne et maritime à la même époque, à la fin du XVIIème siècle. Elles avaient d’ailleurs dirigé leurs attentions vers les mêmes régions, d’où pouvaient être tirées les mêmes profits : îles sucrières des Caraïbes, Indes des épices et des textiles, côtes africaines pour la traite des esclaves, et même les régions boréales de l’Amérique du Nord pour les fourrures. D’où une rivalité commerciale récurrente pour doubler la rivalité politique, qui ne différait guère des autres rivalités entretenues en Europe. Pourtant, avec le déclin de l’empire espagnol, France et Grande-Bretagne allaient devenir, particulièrement au XIXème siècle, les deux puissances européennes qui envisageaient le plus clairement leur potentiel dans l’espace extra-européen. Il est intéressant aussi qu’après 1815, l’une comme l’autre aient clairement renoncé à la recherche d’expansion territoriale en Europe tout en faisant preuve d’un appétit redoutable en dehors d’Europe.

Dans ces conditions, on comprend mieux la construction, chez chacun, d’une culture politique certes marquée par la rivalité mais aussi par la compréhension des mêmes régions, des mêmes défis et problématiques. Ces visions de dimension mondiale pouvaient évoluer malgré la différence des moyens à leur disposition.

L’expansion britannique s’est toujours appuyée sur la possession d’une puissante flotte maritime permettant non seulement d’atteindre les différentes portions de l’empire que de sécuriser les routes par lesquelles les produits des possessions impériales venaient irriguer la richesse de la métropole. Elle comptait aussi sur de considérables communautés expatriées et la fondation de colonies de peuplement où se diffusait plus surement encore le modèle politique et civilisationnel britannique. La perte des Treize Colonies d’Amérique du Nord fut d’ailleurs une leçon assez salutaire pour Londres en lui faisant comprendre que l’octroi d’autonomies progressives à des territoires aussi divers qui devinrent les grands « dominions » permettait aussi de faire émerger des alliés dont la fidélité fut très marquée lors des deux conflits mondiaux.

À l’inverse, l’évolution démographique de la France était trop modeste pour alimenter de grandes colonies de peuplement outre-mer, et les moyens maritimes français ne lui permettraient jamais d’exercer une suprématie thalassocratique. La France pratiqua aussi davantage l’administration directe de ses colonies, mais ne fut pas moins déterminée à répandre l’emprise de sa langue et de son modèle civilisationnel. Elle put aussi compter sur la loyauté de ses colonies, de façon encore plus dramatique quand la métropole se trouva occupée.

L’après-guerre a vu la France et la Grande-Bretagne également préoccupées par le défi de décoloniser, et ce faisant, d’être très engagées dans les régions extra-européennes. Les guerres d’Indochine comme « l’urgence malaise » sont quasi contemporaines. On vit la France et la Grande Bretagne intervenir de concert, et échouer ensemble, contre le régime égyptien de Nasser, dans la zone du canal de Suez. Les années d’après la décolonisation de l’Afrique subsaharienne ont vu la France comme la Grande-Bretagne rechercher le moyen de rester présentes, tant par les liens économiques que l’influence politique, sur ce continent. Avec des résultats parfois bien cruels : on a évoqué le rôle d’une obsession, chez certains responsables français, d’un « complexe de Fachoda » encore vivant dans les années 1990 pour justifier leur choix d’un alignement aveugle sur les génocidaires hutus rwandais…

Il reste à ce jour que la France et la Grande-Bretagne sont parmi les nations européennes les plus engagées au plan global, gérant l’une avec la Francophonie, l’autre avec le Commonwealth, des relations héritées de l’histoire impériale des deux puissances. Elles se trouvent avec un statut égal au sein des cinq membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, et donc un souci également partagé des grands dossiers internationaux et extra-européens. Elles s’intéressent, au plain économique comme au plan stratégique, à l’espace de l’Asie-Pacifique, où elles conservent des présences territoriales et maritimes. Il est même intéressant de constater que le développement des relations françaises avec l’Inde, autrefois joyau de l’empire britannique, n’est pas aujourd’hui perçu à Londres comme une intrusion dans une chasse gardée, ni comme une action concurrente, mais compréhensible même dans le cadre d’une Grande Bretagne qui a quitté l’Union Européenne avec l’ambition de devenir une « Global Britain ». L’entente serait donc encore possible avec la « Global France » même si les désillusions de moyens par rapport aux ambitions sont aussi communes aux deux puissances.

IV. Le troisième larron américain dans la relation franco-britannique

Il est intéressant de constater qu’une partie extérieure a souvent joué, même à son corps défendant, un rôle plus ou moins direct dans la relation franco-britannique. On a vu qu’au début du XXème siècle, des considérations sur l’Allemagne comme la Russie ont pesé sur le rapprochement entre Paris et Londres, puis le développement de leur coopération. C’est d’ailleurs resté assez longtemps le cas. Dans l’entre-deux-guerres, la question du regain d’agressivité allemande a agité les dirigeants français et britanniques, et c’est d’ailleurs dans les instances où les politiques suivies par Londres et Paris étaient les plus dissociées que l’Allemagne nazie a pu accomplir ses coups diplomatiques les plus réussis. La recherche d’une vision commune franco-britannique sur la question allemande est restée importante tout au long de l’après-guerre, et jusqu’à ce que se pose, en 1989-1990, la question de la réunification. Ni Margaret Thatcher ni François Mitterrand ne furent très enthousiastes face à cette perspective, mais cédèrent face à la force des évènements, et aussi, face aux orientations dictées par un autre « troisième larron » dans leur relation bilatérale, les Etats-Unis.

On a vu que l’Amérique du Nord avait été l’un des champs historiques de la concurrence franco-britannique. Match amer perdu par les Français en 1763 avec la perte de leurs colonies américaines. Match revanche en demi-succès, car acquis à un coût financier extravagant, avec la Guerre d’Indépendance des Treize Colonies devenues Etats-Unis d’Amérique. Il est utile de souligner que les considérations commerciales et économiques françaises n’étaient pas si étrangères au choix stratégique effectué par la monarchie française de se tourner vers les Insurgés, au mépris du droit des souverains régnant par droit divin. Beaumarchais en particulier se démena pour convaincre les ministres de Louis XVI que les anciennes colonies étaient des terres d’opportunité, grandes pourvoyeuses de biens recherchés sur le marché français, un peu à la façon dont certains milieux d’affaires défendent aujourd’hui l’investissement dans les « marchés émergents ». Le traité franco-américain de 1778 est ainsi devenu un traité « d’amitié et de commerce » où le souci de concurrencer les anciens monopoles britanniques figurait comme les considérations d’assistance stratégique.

Cette question se poserait encore au moment de la Révolution puis de l’Empire, quand la monarchie britannique poursuivrait ses conflits avec la France : Français et Américains se trouveraient dans l’obligation de choisir leurs camps comme leurs pratiques. Il est piquant d’observer que, malgré le sentiment anti-britannique courant dans la jeune république américaine, il n’en est pas forcément résulté un fort sentiment de sororité avec la première république française, au point même de se retrouver en « quasi-guerre » maritime vers 1797. C’est plus tard une politique américaine différente qui motiva la Guerre de 1812, conflit mené en marge des guerres napoléoniennes mais pas en alliance avec la France.

Il reste remarquable que comme le XIXème siècle en général a vu la construction progressive d’une nouvelle relation franco-britannique apaisée et représentée par l’Entente cordiale, ce siècle a aussi vu l’absence de conflit tripartite impliquant aussi les Etats-Unis, pas même lors du moment sans doute le plus critique qui fut l’intervention de Napoléon III au Mexique. Les relations franco-américaines se sont montrées aussi cordiales que les franco-britanniques, et l’Entente de 1904 présentait aussi l’avantage, pour Londres et Paris, d’être parfaitement conciliables avec leurs propres relations bilatérales avec la puissance américaine émergente. La solidarité américaine avec l’Entente s’est d’ailleurs démontrée de façon déjà probable à partir de 1914.

Il a existé des moments de divergences transatlantiques, comme, par exemple, au sujet des politiques de lutte contre la crise de 1929. Pourtant, le recours et l’appel aux Etats-Unis au moment critique de 1940 fut une politique aussi évidente et naturelle chez Winston Churchill que chez le Général de Gaulle. On vit la question américaine peser davantage, et de façon plus problématique, sur la relation franco-britannique, à partir des années 1960. Au choix britannique d’investir, notamment au plan de la défense, dans la « Special relationship », de Gaulle opposa la volonté française d’autonomie. Celle-ci, d’ailleurs, s’appliqua aussi bien sur les questions de défense que les question monétaires avec la critique française bien plus affutée du côté de Paris que de Londres sur le rôle international du dollar.

C’est encore dans l’après-guerre froide qu’on a parfois pu constater que des perceptions différentes du rôle et de la politique américaine de part et d’autre de la Manche se montraient causes de divergence. Il est intéressant de constater que sur la seconde partie des années 1990, alors que la France et la Grande-Bretagne avaient chacune des gouvernements de gauche, les Travaillistes de Tony Blair exploraient avec les démocrates de Clinton la construction politique de la « troisième voie », tandis que les socialistes français s’en abstenaient et contestaient même, à l’époque, ce qu’ils considéraient comme « l’hyperpuissance » jugée néfaste des Etats-Unis. L’Irak, aussi, en 2002-2003 devait constituer un point de rupture franco-britannique, entre un gouvernement de Londres prêt à s’embarquer dans l’aventure parce que le maintien de l’association anglo-américaine, et un gouvernement de Paris vantant bruyamment sa « différence » d’avec Washington. Sur le chantier complexe de la défense européenne, c’est souvent la méfiance britannique de l’antiaméricanisme instinctif des Français qui a empêché des solutions de compromis entre les deux acteurs indispensables d’une émergence d’un pilier défensif solide en Europe. La tendance répandue en France à mettre dans le même sac et la même appellation « d’anglo-saxons » et les Britanniques et les Américains et tous les locuteurs de langue anglaise suggère aussi que les préjugés culturels anglophobes, hérités de l’histoire, ont parfois servi à l’élaboration de l’anti-américanisme français. De même qu’une appréciation, chez d’autres Français, de « l’anglomanie » est souvent allé de pair avec une sympathie égale pour les Etats-Unis.


V. Compagnes en Europe comme en euroscepticisme

L’intégration européenne a certainement été, dans l’époque contemporaine, la question sur laquelle les relations franco-britanniques ont été particulièrement marquées. On imagine souvent que c’est un sujet de divergence fondamental entre elles. L’examen des faits requiert au contraire un jugement plus nuancé.

On a bien vu que l’équilibre européen a été un but fondamental poursuivi par le politique britannique, y recherchant une stabilité et une prévisibilité, en bref une sorte d’ordre où aucun Etat hégémonique n’est en mesure de menacer la sécurité des iles britanniques comme les intérêts continentaux, notamment économiques, de Londres. C’est une raison pour laquelle il est erroné de juger que la politique britannique est contre l’intégration européenne, selon une vulgate assez complaisamment répandue en France par certains dont le but est davantage de pouvoir imposer une suprématie des vues françaises au sein du corps européen. Sur le plan sécuritaire, Churchill a rappelé dès 1946 l’importance fondamentale d’une intégration pour assurer la paix en Europe et en soulignant que celle-ci entrait aussi dans les intérêts de la Grande-Bretagne comme des Etats-Unis et même de l’URSS. Là où l’on peut déceler une véritable divergence entre les vues françaises et britanniques a toujours porté sur le mode et les méthodes de l’intégration, sur certaines de ses fins, que sur le principe même.

Le rôle joué par la première ministre conservatrice Margaret Thatcher dans les années 1980 lors des débats sur l’intégration européenne fait souvent croire aux Français que l’euroscepticisme britannique serait essentiellement de droite. Ici encore, la réalité des faits historiques impose une nuance. En effet, les premières divergences de vues entre les conceptions françaises et britanniques de l’intégration européennes se sont exprimées en 1950 et sont le fait du gouvernement travailliste britannique. Il faut relever que le gouvernement d’alors, dirigé par Clement Attlee, s’était engagé dans les premières entreprises européennes : le Conseil de l’Europe, qui résultait en 1949 du mouvement d’impulsion lancé par Churchill lors de son discours de Zurich, puis l’Organisation Européenne de Coopération Economique, qui regroupait les pays européens participant au Plan Marshall, et aussi l’OTAN, dérivant des concepts d’Union Occidentale proposés par le ministre des Affaires étrangères Ernest Bevin.

En élaborant les grandes lignes de ce qui deviendrait le Plan Schuman, le Commissaire Général au Plan Jean Monnet, par ailleurs très bon connaisseur de l’économie britannique et également l’un des concepteurs du plan avorté d’Union Franco-Britannique de 1940, imaginait que la Grande Bretagne puisse adhérer à la future Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier. Or, le gouvernement Attlee, sollicité lors de la déclaration du Plan Schuman le 9 mai 1950, se prononça contre dans la semaine suivante. La principale raison invoquée par les ministres britanniques fut que leur modèle de développement des industries minières et métallurgiques, fondées sur la nationalisation, serait plus performante en termes de production qu’une intégration de leur secteur avec ses homologues continentales. Ce sont donc les Britanniques qui les premiers ont opposé un concept socialiste contre l’intégration européenne jugée d’essence trop libérale…

Le refus du Plan Schuman en a conditionné d’autres, repris d’ailleurs par les conservateurs après l’alternance de 1951. Pas d’adhésion britannique à la CECA signifiait aussi aucune participation au projet de Communauté Européenne de Défense, ni aucune présence

britannique à la conférence de Messine qui relança l’intégration en direction de l’élaboration du Traité de Rome et la Communauté Economique Européenne. On a souligné que la Grande-Bretagne avait alors fait le pari d’un contre-projet, avec l’Association Européenne de Libre-Echange, regroupant principalement les pays d’Europe du Nord et les neutres. Ce choix s’expliquait aussi par un souci britannique de préserver des liens commerciaux très forts avec les Dominions ainsi que les autres territoires en cours de décolonisation.

Pourtant c’est aussi un fait que la politique française de ces années n’a pas été radicalement intégrationniste, ou fédéraliste. C’est aussi un fait que la France a également voulu préserver des liens commerciaux avec ses territoires d’outre-mer au même titre que les Britanniques, et se montrait aussi sceptique quant à une liberté de commerce totale. On ne peut oublier que la mise en œuvre du Traité de Rome par la France incomba au gouvernement du général de Gaulle, dont le mouvement avait affiché un certain euroscepticisme depuis longtemps, notamment concernant toutes les institutions supranationales. Les gaullistes s’opposèrent autant à la CED en 1954 que plus tard à l’intégration dans l’OTAN en 1966. C’est la France qui a pratiqué la politique de la Chaise vide à Bruxelles, bloquant les politiques communautaires, pour refuser une évolution supranationale des compétences de la Commission européenne, et imposer la règle de l’unanimité dans le conseil des ministres, se pourvoyant d’un droit de veto qui faisait écho à celui exercé au Conseil de Sécurité des Nations Unies. C’est encore la France, contre l’avis favorable des cinq autres membres de la CEE, qui s’opposa tant que le Général était aux affaires, à toute adhésion de nouveaux membres et au premier chef celui de la Grande-Bretagne, posant ce concept de « cheval de Troie américain ».

Certes, les désordres économiques et monétaires des années 1970 et début des années 1980 ont pu convaincre, de part et d’autre de la Manche, que la coopération au sein des institutions européennes valait mieux que la confrontation. Si Margaret Thatcher a mené une bataille autour du « rebate », on peut observer que son souci de recevoir autant qu’elle ne contribuait ne se distinguait pas tant que cela de la position française, qui était de pouvoir recevoir plus (via la Politique Agricole Commune) qu’elle ne contribuait, d’où, encore, d’autres réticences françaises aux élargissements méditerranéens qui risquaient de détourner vers ces nouveaux membres davantage des subventions européennes. Hormis ces débats homériques sur le budget, les conseillers de Thatcher sont parvenus à la convaincre de la grande utilité de l’Acte Unique Européen pour se diriger vers un marché unique régi par des règles libérales. On sait en revanche que ce concept n’était que mollement soutenu par l’opinion française, frileuse dès lors qu’il s’agissait d’ouverture, de libéralisation, de concurrence, et de démantèlement des monopoles et rentes de situation. L’explication de la marge extraordinairement faible d’approbation du Traité de Maastricht en France, comme plus tard le refus de ratification du Traité Constitutionnel, se trouve aussi dans un euroscepticisme bien français mais d’essence antilibérale.

C’est notamment sur les questions de défense européenne que les Britanniques défendaient une conception d’intégration différente de la France, considérant que l’intégration devait être de nature transatlantique. À l’inverse la France promouvait une conception d’abord continentale mais se voulant aussi « souverainiste » car ne tolérant pas de rôle primordial à accorder aux Etats-Unis. On peut estimer qu’en quelques occasions, les conceptions françaises et britanniques ont su se rapprocher, à Saint-Malo en 1998 et à Lancaster House en 2010. C’est notamment le cas lorsque les deux parties ont pu saisir les éléments les plus raisonnables des conceptions de l’autres pour y trouver des voies de compromis. Il a fallu que les Français renoncent à leur objectif de dédoublement des institutions de défense et de concurrence d’institutions dites « européennes » avec les « otaniennes » ; comme il a fallu que les Britanniques comprennent que le développement du pilier européen pouvait être l’occasion d’un renforcement capacitaire en cas de limites mises à l’engagement américain. Des expériences communes, comme en ex-Yougoslavie, tout comme des expériences séparées, les guerres de 2001, ont contribué les unes comme les autres à réaliser ces compréhensions.

VI. L’appréhension du déclin et la recherche du rebond

Le destin historique a rapproché les expériences françaises des expériences britanniques, et c’est surement un des fondements les plus solides de leur entente possible, et ce même lorsque les deux pays passent beaucoup plus de temps à souligner publiquement leurs divergences que leurs convergences.

On a vu qu’après 1945, la France et la Grande-Bretagne ont eu à affronter le même défi pour se faire une place dans l’ordre européen et mondial. L’une comme l’autre se trouvaient en déclin relatif par rapport à la surpuissance des autres deux grands, les Etats-Unis et l’URSS. La fin de la guerre froide n’a d’ailleurs pas fondamentalement modifié la donne. La France comme la Grande-Bretagne s’agitent autour de l’acceptation d’être des « puissances moyennes » a fortiori en raison d’aléas économiques qui leur créent des concurrents, notamment asiatiques, dont elles ne peuvent ignorer le poids décisionnel. C’est bien pour avoir déployé chacune une puissance à envergure globale, et être désormais moins en position de le faire, qui crée au moins une expérience comparable aux dirigeants français et britanniques.

On peut remarquer par ailleurs que la question du rebond par rapport au déclin est une question que se sont posé, et qu’ont voulu affronter, Paris comme Londres. La perception du déclin français a surement été ressentie plus tôt, en raison de l’Occupation comme des faiblesses politiques de la IVème République. Cela explique la recherche de la politique de grandeur, de restauration du « rang » poursuivie sous le général de Gaulle et devenu un élément important de toute politique étrangère française depuis. La Grande Bretagne a quant à elle vécu quelque temps sur l’illusion d’une puissance conservée par son rôle dans la Seconde Guerre Mondiale, illusion très vite dissipée à l’instar de la France lors des expériences de la décolonisation.

C’est d’ailleurs dans ce contexte qu’on pouvait émettre le jugement depuis Washington que « La Grande Bretagne a perdu un empire et n’a pas encore retrouvé un rôle ». La « Special Relationship » était d’ailleurs considérée avec moins de romantisme, vue des Etats-Unis que de Grande-Bretagne, et l’est d’ailleurs toujours. C’est l’une des raisons qui a toujours fait que les dirigeants américains estimaient que la Grande-Bretagne avait vocation à jouer un grand rôle dans l’Union Européenne plutôt que de se mettre en retrait.

Paradoxalement, les dirigeants français craignaient que l’influence britannique, vue comme un relais de l’influence américaine, ne s’impose trop dans l’Union au détriment du binôme franco-allemand.

Les questions de déclin se sont posées, pour la France comme pour la Grande-Bretagne, avec une acuité qui a repris au tournant du XXIème siècle. L’une comme l’autre avaient connu des périodes fastes dans les années 1990, stimulées par le développement du marché unique, bien que la Grande Bretagne se soit abstenue de participer à l’Union monétaire. En particulier, pour la Grande Bretagne, la financiarisation accrue de l’économie tant européenne que mondiale a pourvu une croissance exceptionnelle de son économie de services. À partir de 2008, des réalités plus cruelles se sont imposées : l’économie britannique était fortement dépendante de ces activités et était vulnérable à un ralentissement de la globalisation, comme c’est la tendance depuis. Le surendettement britannique, des ménages comme du trésor public, a imposé des périodes d’austérité sévère qui ont eu un coût social aussi bien que des conséquences politiques avec la radicalisation d’une partie des opinions en direction du populisme, que le vote pour le Brexit a évoqué. Le Brexit lui-même a été vendu par ses partisans comme une politique de rebond, mais elle s’est heurtée aux problèmes de manque de compétitivité, de sortie du marché européen, et finalement aux réalités mondiales de recul de la mondialisation.

La France a connu aussi depuis le début du siècle une série de krachs politiques comme de déconvenues économiques et financières. Après une première présence de l’extrême droite au second tour de l’élection présidentielle en 2002, celle-ci est devenue récurrente depuis 2017. Les exoériences des gouvernements de Nicolas Sarkozy, comme de François Hollande et à présent d’Emmanuel Macron ont montré une même incapacité à mener les réformes indispensables du modèle social et économique français. Seules des évolutions par a-coups et mesures de compromis ont pu être accomplies, quitte à devoir être redoublées à la tentative suivante, souvent accompagnées de fortes tensions sociales et politiques dont le prix se paie en hausse constante de la popularité des formations politiques extrémistes de droite comme de gauche. La France, certes, n’a pas voté pour un Frexit, mais l’on constate bien l’illusion que cette option est valable, même au regard de ce que cela a couté à la Grande-Bretagne, reste très populaire électoralement. Les populistes prétendent ne pas vouloir de Frexit mais portent des politiques qui y sont équivalentes, et leurs électeurs n’y voient ni la différence, ni une raison de s’en détourner.

C’est aussi bien parce que des difficultés sociales et économiques internes affectent la France et la Grande-Bretagne de concert qu’il en résulte une conscience accrue d’un affaiblissement international qui en découle aussi en partie. S’il est argué que le déclin économique britannique est plus conséquent en termes de classement de PIB, les problèmes de surendettement, de manque de compétitivité, contribuent aussi à un affaiblissement des voix françaises et britanniques au plan international, européen comme extra-européen. L’outil militaire, chez les Britanniques comme les Français, subit les conséquences de plusieurs décennies de sous-investissement comme des poids de différentes contraintes opérationnelles et géopolitiques. On a certes voulu relancer la dynamique, en particulier par l’association franco-britannique, des industries de défense. Pourtant les moyens réduits par le surendettement mettent les mêmes limites aux deux partenaires malgré leurs grandes ambitions. À l’heure de l’invasion russe de l’Ukraine, des craintes des ambitions d’expansion territoriale de la Chine, et de la menace toujours présente de l’islamisme politique radical, la France comme la Grande Bretagne sentent la pression sur leurs moyens comptés. Ces limites constituent d’ailleurs une raison pour lesquelles d’autres voix, d’autres puissances, même moyennes, ont émergé aussi bien en Europe qu’en dehors.


Rebondir face à cette perception de déclin va demeurer durablement au centre des vies politiques respectives, quel que soit l’avenir. Actuellement, la possibilité d’un gouvernement populiste en France dans les suites de l’expérience macroniste n’est pas exclue. Il y a aussi une alternance vers le travaillisme qui est attendue en Grande-Bretagne à l’issue d’une longue période d’ascendance conservatrice. Ni l’une ni l’autre de ces forces, en dépit de ce qu’elles prétendent, ne possèdent de clés ou d’options politiques qui résoudraient facilement et rapidement ces défis accumulés. Il n’est pas exclu que la relance de courants hostiles l’un envers l’autre ne servent de recettes faciles proposées par les gouvernements pour détourner vers l’extérieur les sentiments de frustration de leurs électorats.

VII. Les sociétés et la culture, éléments négligés d’une relation

Paradoxalement, c’est encore au niveau des sociétés et de leurs cultures que les points d’entente et d’appréciation entre Français et Britanniques surnagent le mieux par rapport aux périodes récurrentes de froid au niveau des dirigeants politiques. C0est d’ailleurs parce qu’ils ont cette longue histoire de fréquentation que Français et Britanniques ont trouvé ces points de rapprochement. On ignore parfois à quel point, dès l’époque médiévale, l’influence de la langue et de la culture venues de France a compté pour les Britanniques, Anglais comme Ecossais. La présence, dès cette époque au travers de la langue parlée par les élites, de mots français dans la langue anglaise a de quoi faire sourire quand on considère les préoccupations contemporaines des Français sur l’influence de l’anglais ou des anglicismes. Dans l’Europe médiévale, l’Université d’Oxford a été une des filles de celle de Paris, et pendant longtemps, c’est aussi vers Paris que l’on envoyait étudier les clercs écossais, au point qu’il y eut un « Scots College » dans le Quartier latin.

Les grands noms de la culture française et britannique se sont d’ailleurs, pendant plusieurs siècles, intéressés les uns aux autres. En littérature, le cycle arthurien est commun aux deux pays. Voltaire se fit le grand promoteur du théâtre si différent de Shakespeare au XVIIIème alors qu’il avait si peu influencé le théâtre français classique du XVIIème. Les Lumières elles-mêmes furent un grand moment d’échanges franco-britanniques, quand on songe à l’influence du libéralisme britannique de Locke sur les conclusions de Montesquieu, l’exemple des penseurs physiocrates français sur Adam Smith. Après la révolution et l’empire, le romantisme fut aussi un mouvement partagé par les artistes de France et de Grande-Bretagne. Les Britanniques, on l’oublie, sont à l’origine de la grande vocation touristique de la France, dès le XVIIIème réservé à une élite, à l’époque contemporaine ou les masses britanniques aiment se rendre en France pour y savourer paysages, gastronomie, culture et sports. Le voyage en Grande Bretagne, pour le loisir personnel comme l’expatriation professionnelle et étudiante sont devenus tout aussi prisés par un grand nombre de Français. Le percement du Tunnel sous la Manche, longtemps différé, n’a jamais été remis en question depuis que le chantier a été complété, et il a eu sur les échanges entre les deux pays un effet démultiplicateur. Tourisme, arts, littérature, musique, les appréciations mutuelles des publics constituent un bien meilleur baromètre des relations entre les sociétés que la situation politique.

On ne saurait aussi refermer ces réflexions sans une observation un peu trop négligée. Français et Britanniques sont probablement parmi les voisins nationaux qui se trouvent les plus divertissants, par ce qui les fait rire, et ce dans un sens très positif plus que môqueur. L’humour « anglais » diffère certes du français : mais c’est une même appréciation de la drôlerie de l’autre et de l’importance qu’elle prend dans les savoir-être respectifs qui créent un lien dépassant les différences. Rire l’un de l’autre et de ses traits comiques, c’est encore rire ensemble, et fonder l’appréciation mutuelle.

C’est sans doute dans ce domaine de l’appréciation construite de longue date entre les sociétés et les cultures que l’Entente cordiale trouve sa force, et surtout, sa meilleure illustration. Pour l’affirmation de préjugés, et parfois de rivalités divertissantes tels que les crunches des matches de rugby, la recherche d’éléments qu’on aime l’un chez l’autre est une réalité incontournable et intemporelle des Français et des Britanniques. Les 120 ans de l’Entente cordiale marqués cette semaine ont suivi des siècles bien plus longs de péripéties et de relatons complexes. Riches en paradoxes comme en grandeurs elles-mêmes, ces 120 années pourraient encore être suivies des mêmes relations indispensables comme étonnantes.