
La visite éclair de Nancy Pelosi à Taïwan, qui continue une semaine plus tard de générer de très fortes tensions avec la Chine populaire, ne doit pas seulement se résumer à l’engagement pris à défendre les valeurs démocratiques face à la menace de l’autoritarisme de Pékin. La présidente de la Chambre américaine des représentants a aussi rencontré Mark Liu, le président de Taiwan semiconductor manufacturing co. (TSMC), le géant des semi-conducteurs qui détient 53% du marché mondial, signe de l’importance cruciale des puces électroniques pour la sécurité nationale des Etats-Unis et du rôle essentiel que joue l’entreprise dans la fabrication des produits les plus avancés en la matière. Les semi-conducteurs, qui entrent dans la fabrication de tout, des smartphones aux voitures, sont devenus un élément clé de la rivalité technologique entre les Etats-Unis et la Chine. Récemment, une pénurie a incité Washington à tenter de conserver son avance sur la Chine et de rattraper les autres pays d’Asie en pointe dans ce secteur. Cette bataille des puces a maintenant atteint un moment critique : les fabricants du monde entier pourraient bientôt être contraints de choisir entre Washington et Pékin, les deux superpuissances se bousculant pour la domination technologique et économique (intelligence artificielle, biotechnologie et désormais semi-conducteurs, considérés comme essentiels à leur sécurité nationale et économique respective). Subventions. En 2015, la Chine a lancé son plan Made in China 2025, dans lequel elle décrivait son ambition de devenir une grande puissance technologique, notamment dans les semi-conducteurs, avec l’objectif de produire chez elle 70% des puces qu’elle utilise. De leur côté, les Etats-Unis multiplient les efforts pour ne pas se laisser distancer. Le 29 juillet, le Congrès a adopté le Chips act, une loi qui prévoit 52 milliards de dollars de subventions pour ce secteur, dans le but très clair de soutenir l’industrie nationale. Environ 39 milliards de dollars seront alloués à la construction de nouvelles usines de fabrication de puces sur le sol américain, notamment pour soutenir l’implantation d’entreprises étrangères comme TSMC ou le coréen Samsung electronics qui, à eux deux, ont annoncé plus de 60 milliards de dollars d’investissements dans des unités de production en Arizona et au Texas. Le fait qu’à sa descente d’Air Force One lors de sa première visite en Corée du Sud, fin mai, Joe Biden ait choisi de se rendre dans la banlieue de Séoul où se trouve l’un des principaux centres de production de semi-conducteurs de Samsung pour y rencontrer son homologue sud-coréen, Yoon Suk-yeol, et le vice-président de Samsung electronics, Lee Jae-yong, en dit long sur les motivations américaines. Après avoir son séjour de dix-huit heures à Taipei, Nancy Pelosi a d’ailleurs pris la direction de Séoul. Si elle n’a pas rencontré les patrons locaux du secteur, la question des semi-conducteurs figurait parmi ses priorités. Il a notamment été question de la proposition faite en mars par Joe Biden au Japon, à Taïwan et à la Corée du Sud de forger une alliance pour l’approvisionnement en semi-conducteurs, avec une date limite d’engagement fixée en août. Connue sous le nom de Chip 4, cette offre participe à cette stratégie américaine qui consiste à s’assurer que la Chine ne puisse pas parvenir à ses fins, alors qu’elle a mobilisé de grandes ressources pour se hisser sur la première marche du podium technologique mondial. Ces manœuvres pour se renforcer dans un secteur que les Etats-Unis dominent déjà au niveau de la conception, si ce n’est de la fabrication, incitent la Chine à réagir. Bien que les grands producteurs comme TSMC rappellent qu’ils entendent vendre leurs produits sans aucune discrimination, Pékin a décidé d’investir massivement afin de se doter de champions locaux et de stimuler l’innovation. Jusqu’à présent, la Chine communiste n’a pas réussi à rattraper son retard. Mais rien ne dit qu’elle ne sera pas en mesure de le faire. Les Sud-Coréens ont taillé des croupières aux Japonais qui ont détenu des entreprises de premier plan dans le secteur. Samsung a dépassé Toshiba en adoptant la stratégie de « saut » technologique, consistant à favoriser la recherche et la production de nouvelles puces plutôt qu’à reproduire les technologies déjà en circulation. Pour y parvenir, les Coréens se sont toutefois appuyés sur des technologies étrangères, ce qui devient de plus en plus compliqué pour les Chinois. Les Etats-Unis exercent leur pression sur des entreprises cruciales dans la production de puces, à l’instar du néerlandais ASML holdings qui détient une position de monopole dans la construction de machines de pointe destinées à la fabrication de semi-conducteurs, comme les systèmes de lithographie en ultraviolet profond (DUV) et les systèmes de lithographie extrême ultraviolet (EUV). Les seconds ne sont déjà plus exportés vers la Chine en raison des restrictions américaines mises en place par l’administration Trump ; les premiers, moins avancés, sont désormais visés par les Etats-Unis qui voudraient sevrer Pékin. « Bouclier de silicium ». D’après les données publiées fin juillet par ASML holdings, Washington peut se montrer satisfait : on assiste à un transfert très clair des revenus de l’entreprise vers d’autres marchés. La part de la Chine dans ses ventes totales de systèmes lithographiques en valeur a chuté à 10% au deuxième trimestre de 2022, contre 34 % trois mois plus tôt, lorsque le pays était le plus grand marché unique. Dans le même temps, les exportations d’ASML vers Taïwan ont représenté 41% de ses ventes totales, tandis que la Corée du Sud occupe la seconde place avec 33%. Si cela se confirme, cela portera un coup dur à la campagne d’autosuffisance en semi-conducteurs lancée par Pékin, car les DUV sont utilisés dans un large éventail de processus de fabrication de puces de 28 nanomètres, 55 nm et 65 nm. Cette guerre des semi-conducteurs pourrait bien dégénérer en un véritable conflit. Pendant longtemps, Taïwan a été protégé par le « bouclier de silicium » que lui offrait son industrie des semi-conducteurs : le soutien militaire, économique ou diplomatique que de nombreux pays lui apporteraient du fait de la dépendance mondiale à l’égard de ses puces dissuadait la Chine de mener une invasion de l’île. Mais si les Chinois se retrouvent poussés dans leur retranchement, privés d’accès aux semi-conducteurs, ils pourraient être tentés par une unification militaire (wutong) de Taïwan qui leur permettrait de mettre la main sur cette industrie essentielle à ses ambitions. Après le voyage de Nancy Pelosi à Taipei, Pékin a procédé aux exercices militaires les plus importants de son histoire près de Taïwan, encerclant l’île avec des tirs réels de roquettes et de missiles balistiques. Il y a quatre-vingts ans, la guerre du Pacifique avait été en partie déclenchée par la privation de l’accès aux matières premières imposée par les Etats-Unis au Japon.
Cet article est paru en premier sur lopinion.fr
Soyez le premier à commenter