Hélios Azoulay, Hasard ou nécessité ?

 Hélios Azoulay (© PASCAL ITO © FLAMMARION)


Par Marc Alpozzo – Philosophe et critique littéraire. Il a publié une douzaine de livres, dont Seuls. Éloge de la rencontre (Les Belles Lettres), La Part de l’ombre (Marie Delarbre) Lettre au père (Lamiroy), Galaxie Houellebecq (et autres étoiles) (Ovadia) et il est coauteur de plusieurs ouvrages collectifs, dont L’humain au centre du monde (Cerf).


Hélios Azoulay. Retenez ce nom ! Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont L’enfer aussi a son orchestre, co-écrit avec Pierre-Emmanuel Dauzat (La librairie Vuibert, 2015), Moi aussi j’ai vécu (paru aux éditions Flammarion en janvier 2020), Juste avant d’éteindre, (éditions du Rocher, 2021). Et ce n’est pas un petit bras de la littérature d’aujourd’hui. Car il ne fait pas les choses à moitié. Sa littérature est une de ces grandes inventions vibrantes. Il y a du Queneau, du Vian, du Ionesco dans cette littérature. Une littérature qui cherche à conjurer l’absurde de la vie, cette absurdité dont Camus et Beckett furent les grands alchimistes, par une forme rare d’ironie, qui transforme l’absurde en nécessité… nécessité vitale… alchimique… métaphysique.


Ce nouveau roman en est encore la preuve. Les reflets du hasard, qui paraît en août 2024 aux éditions du Rocher, est l’histoire d’un mec, comme l’aurait dit Coluche. Mais cet homme est un homme seul. Un homme seul qui va accomplir un geste ultime, le grand geste, le geste majeur, celui qui ne peut faire aucun sens pour le commun des mortels, la doxa comme l’auraient dit les Grecs, l’homme ordinaire et qui vit au XXIe siècle, et dont l’existence se résume au capitalisme et son idéologie, sa morale, sa métaphysique et la construction sociale qu’elle a inspirée. Si donc ce personnage, que Beckett ne renierait pas, fait un trou dans le réel, c’est parce qu’il gagne plus de 88 millions d’euros à l’EuroMillions, (« ça s’écrit comme ça. Avec Millions collé à Euro. » Ne me demandez pas, je n’y ai jamais joué de ma vie !) un mardi soir à 20h50. Voilà que le narrateur vient d’être expulsé de sa vie misérable, ou de sa misérable vie, grâce à un chèque gagné à l’EuroMillions, avec « Millions » écrit avec une majuscule, « parce que millions minuscule, c’est pas Millions majuscule, c’est pas la même chose. Tout ça c’est pensé. La majuscule, ça fait rêver plus grand. » Un chèque qu’il n’ira pas chercher. Un chèque qu’il laisse pour compte… solde de tout compte d’un monde cohérent, logique, et qui fait sens. Cela fait irrémédiablement penser à Deleuze et sa Logique du sens, un de ses livres majeurs, et dans lequel le philosophe s’essaie à déterminer, par plusieurs séries de paradoxes antiques et modernes, le statut du sens et du non-sens, qu’il ne peut montrer d’abord que par leur lieu. Or, le lieu c’est l’événement. Et l’événement ici, dans ce roman, c’est le hasard, ou plutôt le jeu de hasard. Donc, le bonheur. Le bonheur, ce sort heureux, au moins étymologiquement. C’est donc un sort heureux, un coup du sort que le narrateur va chercher à transformer en événement nécessaire. Aussi nécessaire que peut l’être le choix ultime de cet homme, un peu comme celui de Duchamp lorsqu’il choisit sa roue de bicyclette, ou sa pissotière qu’il renverse et qu’il nomme « Fontaine » par le simple geste et le geste simple de celui qui dit que cela sera une œuvre d’art. Normal ! Car, tel que le dit le narrateur, « Le hasard, c’est la pudeur du divin ».

Ce roman est donc le roman du non-sens. Un roman, je le répète encore, à la Beckett. Qui prend le principe de non-contradiction à rebours. Dans la vie, le narrateur est « au chômage mais […] peaufine sa démission. » Il écrit un livre, un roman, et veut être décevant, au moins autant que Rimbaud, « ça me suffirait amplement », écrit-il. Voilà peut-être que vous parvenez enfin à comprendre que vous êtes dans un roman complètement dingue. Dingue ? Enfin, peut-être pas tant que cela ! Pas tant que cette somme ordinaire gagnée à un jeu de Loto en tout cas : « 88 952 574 € »

Absurde, oui, mais roman de l’absurde, probablement pas. En invalidant tout ce qui parait tragique ou heureux dans la vie, de cet ulcère de l’estomac auquel le narrateur appose : « rien de grave » au cri de la victoire « On a gagné ! », c’est toute l’enfance, le statut de garçon juif, la famille, la vie, « l’invitation au suicide », une invitation renversée en invitation à vivre sans peur et sans reproche, sans modération, et à conserver « la liqueur de (vos) rêves », c’est à tout cela que ce roman nous convie. C’est au rêve et à la littérature, aux poètes et aux poèmes, sans oublier les grandes symphonies, et la première est celle de la vie elle-même. À cette invitation au labyrinthe intérieur, ou aux labyrinthes de l’intérieur, c’est en écrivain mais aussi en musicien qu’Hélios nous engage à comprendre que la vie n’est pas seulement une sonate pour piano, une symphonie, un requiem de Mozart, ce compositeur génial que l’on écoute sur une trottinette tel que le dit l’auteur par jeu et par provocation, car la provocation c’est son truc depuis toujours. L’ayant connu très jeune, à la fac de philo, je peux en attester. Nous sommes là, plongés dans un ordinaire qui ne nous parle soudainement plus. C’est une mise à mort de la familiarité, cette familiarité telle que l’avait décrite le philosophe Heidegger dans son Sein und Zeit, et qui, telle l’inquiétante étrangeté de Freud, a implosé pour laisser place à l’angoisse, une autre thématique propre au philosophe de la forêt-noire, mais aussi à Sartre. Voilà encore un nom qui aura inspiré Azoulay. Car l’angoisse de Sartre est essentiellement angoisse de notre liberté. Là où, pour Camus, l’absurde est celui d’un monde qui n’est pas nécessaire, et qui n’est autre que le fruit du hasard.

Et puis, au milieu de tout cela, il y a l’étincelle, l’amour, le hasard, la nécessité, celle de l’amour de l’être aimé. Car dans « être aimé » il n’y a jamais rien d’hasardeux. On y trouve l’amour aimé. Et puis l’être. Donc ce qui est. Ce qui nous sauve du hasard. De l’angoisse de la liberté (Sartre), de l’angoisse d’une vie inauthentique (Heidegger), d’une vie absurde vécue en révolté (Camus), pour enfin accéder à ce qui est ultime et nécessaire : l’amour, le vagabondage, le vagabondage de l’amour… et si l’amour a besoin d’un lieu, ce sera « le splendide hôtel », comme c’est ainsi marqué à la fin de ce roman… car si l’on passe notre existence à l’hôtel, l’hôtel d’une vie courte, brève et banale, alors on y verra que l’être aimé que l’on y a découvert sera le reflet de la nécessité… Ce sentiment océanique d’une vie accomplie.

Cet article est paru en premier sur la revue politique et littéraire LE CONTEMPORAIN