« En matière d’IA notamment, il ne faut pas confondre souveraineté et différenciation technologique »

Issu d’un regroupement opéré en 2024 entre deux pôles de compétitivité, SCS (Solutions Communicantes Sécurisées) et Optitec, Aktantis fédère des acteurs de l’innovation industrielle et numérique en région Provence Alpes Côte d’Azur et Occitanie.

Spécialiste des semiconducteurs, des systèmes embarqués, de la cybersécurité, des technologies photoniques et de l’intelligence artificielle, le pôle accompagne les entreprises et les laboratoires dans la structuration de projets collaboratifs à forte valeur ajoutée. 

À l’heure où l’Europe cherche à affirmer sa souveraineté technologique, Techniques de l’Ingénieur a demandé à Olivier Chavrier, directeur opérationnel d’Aktantis[1], quelle était la stratégie européenne en matière d’intelligence artificielle pour exister au sein d’une féroce compétition mondiale, notamment avec les Etats-unis et la Chine, et quels étaient, plus généralement, les atouts français et européens sur les technologies d’intelligence artificielle.

Techniques de l’Ingénieur : Quel est le positionnement actuel de l’Europe dans la compétition mondiale sur l’intelligence artificielle ?

Olivier Chavrier : L’Europe est aujourd’hui à un tournant. Elle a pris conscience de l’importance stratégique de l’IA, mais est arrivée tardivement dans la course, notamment sur les grands modèles d’IA générative.

Olivier Chavrier, directeur opérationnel d’Aktantis
Olivier Chavrier, directeur opérationnel d’Aktantis.

Contrairement aux États-Unis, qui ont su bâtir très tôt des plateformes numériques capables de collecter et valoriser d’immenses volumes de données, l’Europe ne s’est pas dotée d’un écosystème numérique unifié. Ce retard structurel se double d’un déséquilibre massif dans la capacité d’investissement du vieux continent. Ce qui aboutit à une politique industrielle sur les sujets technologiques souvent confuse voire contradictoire, c’est à mon sens le cas pour l’IA.

Quand les États-Unis concentrent à eux seuls près de 50 % des investissements mondiaux en IA – en majorité des capitaux privés -, l’Europe, elle, dépend encore largement des financements publics, plus fragmentés, plus lents à se mettre en œuvre, et soumis à des arbitrages politiques complexes. La Chine, de son côté, a adopté un modèle centralisé et offensif, avec des moyens colossaux et une stratégie claire. Dans ce contexte, il me semble peu crédible de penser que l’Europe pourra rivaliser à armes égales sur ce terrain, du moins à court ou moyen terme.

Faut-il en conclure que l’Europe doit renoncer à ses ambitions en IA ?

Absolument pas. Mais il faut, selon moi, focaliser nos ambitions et s’orienter vers une stratégie de différenciation. L’Europe n’a pas vocation à copier les États-Unis ou la Chine. Elle a ses propres forces, qu’elle doit reconnaître et valoriser. Dans nos écosystèmes industriels – automobile, aéronautique, santé, automatisation industrielle – les besoins en IA sont très différents. Il s’agit d’IA embarquée, frugale, sécurisée : des solutions optimisées pour fonctionner avec peu de données, dans des environnements contraints, et avec un haut niveau d’exigence en matière de fiabilité et de cybersécurité.

Sur ces segments, l’Europe a de véritables atouts, avec de grands groupes industriels moteurs, des compétences académiques solides, une tradition d’innovation logicielle en particulier dans l’embarqué, et une réglementation qui pousse à l’excellence en matière de sécurité. On ne parle pas là des IA qui font le buzz, mais des IA qui font tourner les usines, les hôpitaux, voler les avions. L’important est donc, à mon avis, d’investir là où nous avons un avantage comparatif, plutôt que de disperser nos forces pour suivre des modèles qui ne sont pas les nôtres et sur lesquels nous rattraperons très difficilement le retard accumulé.

La fragmentation territoriale des stratégies de R et D en France et en Europe est-elle aussi un frein à cette ambition ?

C’est un point crucial. En France, depuis que la gouvernance des pôles de compétitivité a été régionalisée en 2019, nous avons perdu en coordination et en mutualisation des travaux de R et D. Chaque région pilote les écosystèmes d’innovation et peut lancer ses propres appels à projets, ses initiatives, ses recherches. 

Certes, il y a une stratégie France 2030 et des stratégies d’accélération au niveau national mais il n’existe plus d’instance nationale de coordination des écosystèmes d’innovation capable de dire que tel ou tel sujet est déjà traité, de partager des données et des indicateurs avec l’ensemble des acteurs et d’éviter parfois une redondance de certaines initiatives. Et à l’échelle européenne, c’est encore plus morcelé, avec pour résultat des doublons, un manque de lisibilité, et une perte d’efficacité. 

Sur des sujets technologiques aussi stratégiques que l’intelligence artificielle, les semi-conducteurs ou la cybersécurité, il me semble que l’échelle pertinente est nécessairement européenne. Il faut éviter que chaque territoire se pense stratège et réinvente la roue. Il faut un pilotage plus intégré, une cartographie consolidée des compétences, et des logiques de spécialisation territoriale coordonnées. Sinon, on gaspille de l’énergie, des financements, et on rate l’occasion de créer des champions industriels.

La capacité de l’Europe à être motrice en termes d’innovations technologiques sur l’IA est-elle le meilleur moyen de gagner en souveraineté sur cette technologie ?

Il y a une distinction fondamentale entre l’ambition de souveraineté et la volonté de se différencier technologiquement. On entend en effet beaucoup parler de souveraineté numérique, mais il me semble qu’on manque souvent de précision et de clarté sur les termes. Être souverain, ce n’est pas nécessairement tout faire soi-même, de la puce au logiciel, mais plutôt garder la maîtrise des usages, pouvoir imposer ses conditions d’hébergement, de sécurité, et de régulation et pouvoir sécuriser un accès garanti à des technologies. Il est tout à fait envisageable, voire parfois indispensable, d’utiliser certaines briques technologiques étrangères, à condition qu’elles soient localisées sur notre territoire, hébergées dans des data centers européens, et soumises à notre droit, entre autres.

À l’inverse, vouloir tout développer en interne, sans disposer des compétences, des financements ou de l’écosystème adapté, peut-être à mon sens une erreur stratégique. La souveraineté ne doit pas devenir un alibi. Il faut plutôt penser en termes de chaînes de valeur maîtrisées et de différenciation technologique ciblée. C’est là que l’Europe peut faire la différence, en investissant sur les niches technologiques où elle est forte, et non sur tous les champs dont certains sont fortement dominés par d’autres acteurs non européens.

Le contexte géopolitique international – Covid, guerre en Ukraine, déclarations récentes venues des Etats-Unis – pourrait-il déclencher des mutations salutaires de politique industrielle au niveau européen ?

Oui, il y a une prise de conscience. Les crises successives ont mis en lumière notre dépendance technologique. Des initiatives comme le Chips Act européen, qui vise à relocaliser une partie de la production de semi-conducteurs en Europe, sont des pas dans la bonne direction, même si cela ne suffit pas.

Sur le plan technologique, l’Europe reste dans une posture trop défensive. Il manque une vision partagée et focalisée des priorités, une cartographie stratégique des forces et faiblesses européennes, et une vraie volonté politique de créer des champions industriels. Il faut aussi une évolution du financement, avec une augmentation massive des financements privés en haut de bilan et en dette, une prise de risque assumée, et une coordination entre investissements publics et privés.

Et surtout, il faut que l’Europe accepte de faire des choix. On ne peut pas être compétitif dans tous les domaines. Il faut miser sur ceux où nous avons déjà une base industrielle, des débouchés, et un avantage structurel. Sinon, nous continuerons à courir derrière des modèles qui ne sont pas les nôtres, à disperser nos financements et à en payer à terme le prix. 

Propos recueillis par Pierre Thouverez


[1] Aktantis

Cet article est paru en premier sur techniques-ingenieur.fr

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