I – « Je t’ai aimé » (Ap, 3.9)
Deux ans après la publication de « Dilexit nos » (il nous a aimés), encyclique du pape François portant sur la dévotion de l’amour divin, Léon XIV signe sa première exhortation apostolique. Dans la lignée de Jean XXIII avec « Mater et Magistra » et de Jean-Paul II qui a offert au monde la vision d’un pape proche de ses fidèles, cette encyclique place les plus démunis au centre de la foi chrétienne tout en se rapprochant de problématiques sociétales telles que les violences faites aux femmes ou encore la migration. Léon XIV démontre donc qu’il est un pape moderne, soucieux de transmettre l’Évangile tout en demeurant profondément ancré dans son époque.
II – Dieu choisit les pauvres
L’avènement du christianisme a transformé la conception antique de la pauvreté, qui, jusqu’alors, se limitait aux seules conditions de vie. Le pauvre, du latin « pauper », était celui qui n’avait pas de quoi suffire à ses besoins, forcément issu de cette Plèbe composée aussi bien d’esclaves que de travailleurs manuels (artisans, ouvriers etc) en opposition aux riches patriciens, souvent politiciens, dont le cupide Crassus demeure la figure la plus marquante.
La diffusion du discours pastoral a permis d’élargir la réflexion sur l’ordre moral et l’éthique, atténuant le manichéisme hérité des croyances antiques. Le pauvre renvoie toujours à la humilité matérielle tout en tendant à s’étendre à l’humilité morale. Le latin biblique – et néotestamentaire – érige la pauvreté et la richesse au centre de sa réflexion, s’intéressant à la résonance spirituelle des inégalités et à la réponse du Christ, dans une symétrie parfaite que nous retrouvons dans « Rerum novarum ». Au sein d’un contexte postrévolution industrielle, Léon XIII s’interroge sur le rapport à la propriété privée, notamment à l’usage du sol et aux inégalités qui en découlent. Ce dépouillement de biens mêlé à la communion avec la nature renvoie au sens théologique de la pauvreté qui, loin de définir l’indigence d’un individu, montre sa capacité à se rapprocher au plus près de Dieu.
En effet, Jésus lui-même a renoncé à la richesse divine dans son incarnation terrestre, « prenant la condition d’esclave, devenant semblable aux hommes et reconnu à son aspect comme un homme » (ph. 2,7). Il nous prouve que dans le dépouillement et l’humilité sont la condition sine qua non pour voir se révéler la vraie image de l’amour divin. (18)
La vie entière de Jésus, depuis la mangeoire de l’étable où il a passé sa première nuit à la crucifixion réservée aux pécheurs, a été tournée vers la pauvreté et l’inclusion. Pour rester au plus proche de l’Évangile, il est donc primordial que l’Église soit celle des oubliés, des indigents et autres marginaux.
Nous pouvons retrouver dans « Dilexi te » une volonté similaire de redessiner les contours de la pauvreté, qui, nous l’avons compris, ne se limite pas à la question pécuniaire, en tenant compte des problématiques contemporaines sans, pour autant, occulter son sens originel. En somme, l’image de la recommandation faite à Saint Paul pour rendre compte de sa mission à Jérusalem (6) mise en parallèle avec celle de l’ami cardinal du pape François qui illustre pleinement le caractère intemporel de la charité dans son acception biblique.
Léon XIV affirme que « les richesses ont augmenté et pas les inégalités » ; il met en évidence la pluralité des différentes formes de pauvretés « plus subtiles et plus dangereuses ». Le caractère social de sa pensée confirme son affection pour Léon XIII dont il est le successeur direct pour le choix de son nom de pontife. À la fois observateur de son temps et désireux de faire avancer la réflexion, il nous livre une analyse des plus fines, nous rappelant que « lorsqu’on affirme que le monde moderne a réduit la pauvreté, on le fait en la mesurant avec des critères d’autres temps qui ne sont pas comparables avec la réalité actuelle. »
De nos jours comme au temps de Jésus, la pauvreté est plurielle, renvoyant aussi bien à la misère intellectuelle encouragée (par exemple) via l’émergence de l’IA que Léon XIV envisage avec réticence ; ainsi qu’à la pauvreté théologique renvoyant à l’indigence spirituelle et matérielle la plus totale. Ceux-ci ne doivent pas être blâmés pour leur absence de foi ou de moralité mais accompagnés ; si, bien entendu, ils entrent dans une démarche visant à se rapprocher de Dieu ou décident d’emprunter les voies de la rédemption. Ce n’est qu’à cette condition qu’ils comprendront que « l’amour du prochain est la preuve tangible de l’authenticité de l’amour pour Dieu ». (26)
Léon XIV ne cache pas sa défiance vis-à-vis des « élites », qu’il tient comme responsables des inégalités sociales. Aussi, articule-t-il sa pensée autour du gaspillage alimentaire, fléau qui ne cesse de pérenniser l’indigence. Si on s’en tient à l’exemple français, si on excepte le hold-up médiatique d’Arash Derambarsh (ndlr : conseiller municipal de Courbevoie, avocat radié du Barreau de Paris pour plagiat) qui semble jouer de la misère sociale à des fins d’autopromotion, la cause semble désintéresser élus et grand public. Comme le pape François, Léon XIV s’intéresse aux migrants, dont il rappelle que l’expérience de la migration tient une place prépondérante dans la Bible, notamment à travers le récit de Marie et de Joseph. Jésus lui-même a vécu « comme un étranger » (73), faisant de l’errance migratoire le terreau de la foi chrétienne. Il apparaît donc comme essentiel d’assister les migrants et autres réfugiés tout en veillant à l’élargissement des périphéries. Le système économique se basant sur le sacrifice des plus vulnérables au profit des puissants, on ne peut que déplorer un système qui tend à mesurer la valeur humaine en termes de productivité. Léon XIV met en avant « une aliénation sociétale » (93), espérant que la foi puisse convertir le système et réhabiliter ceux qui, jusqu’alors, faisaient office de victimes. Il est à préciser que la migration est ici envisagée d’un point de vue international, s’éloignant des problématiques européennes qui politisent la pensée du souverain pontife.
Élu dans un contexte particulièrement troublé par le retour des soutanes, celui qu’on appelle encore « le nouveau pape » s’inscrit comme un pontife imprégné des valeurs de son « bien-aimé » prédécesseur tout en marquant un fort ancrage dans son époque. Sa première exhortation apostolique résonne donc comme la confirmation d’un refus de céder à la politisation de la pratique religieuse mais également un rappel essentiel des valeurs chrétiennes. Le sous-texte est clair. L’Église ne se laissera pas gangrener par les élites qui, pour certaines, font une promotion active du conservatisme dans le but de la déstabiliser et, pourquoi pas, de la contraindre à une réorganisation. La polémique lancée par le groupe Vivendi pour décrédibiliser le cardinal Aveline, successeur de Robert Francis Prévost à la tête de la Conférence des évêques, illustre pleinement les enjeux actuels de l’Église. Qu’importent les difficultés, les pressions et l’injustice, Jésus a aimé son prochain comme lui-même, prouvant ainsi que la grâce divine est la vraie richesse de la communauté chrétienne.
Cet article est paru en premier sur la revue politique et littéraire LE CONTEMPORAIN
