Amicus Plato… [suite]

 D’après de Suaire de Turin, dessin de François Guery

Par François Guery – Ancien élève de l’École normale supérieure (promotion 1964 Lettres), professeur émérite de philosophie, ancien doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Lyon-III, ancien producteur sur France Culture.

Changer l’homme, passer à un nouvel homme : au vu de ce que font ces hommes le plus souvent, avec fourberie ou violence, qui n’en serait pas séduit, tenté d’adhérer à un programme de révolution de l’humain ?

Balayons large, regardons dans le passé ce qu’est devenue en pratique cette idée d’un homme futur, ce qu’elle a effectivement donné : rappelons le futurisme du passé, si c’est possible, avant de grincer des dents devant celui du présent.

On s’est projeté dans un futur autre, lavé de ses saletés. C’est l’Éternel qui a commencé ! Regardons comment Il a pensé à un Déluge, douche salvatrice, bain de jouvence. C’est écrit, on devrait écrire Écrit. Genèse 6-5 expose le remords de Jéhovah, remords d’avoir créé non seulement ces hommes au cœur mauvais, aux pensées et aux mœurs sexuelles débridées, mais finalement toute la création vivante. En effet, des Anges ont eu coutume de s’accoupler à des femmes…

« Et Jéhovah eut des regrets d’avoir fait les hommes sur la terre et il fut peiné dans son cœur ».

La création est effacée, au profit d’un échantillon purifié et certifié de la première ébauche manquée. Hélas, ensuite Noé boit trop, et son corps nu, pendant l’ivresse, est encore le motif d’une impureté : son fils Cham le regarde nu. On n’en finit pas avec l’impudeur.

Ce qui est notable aussi, c’est que la Genèse ait prêté à Jéhovah une perfectibilité, et non une perfection atteinte de toute éternité : sa créature aussi a donc, doit-on penser, la vertu de s’améliorer, comme son créateur, et non la fatalité de devoir s’anéantir pour renaître bon. Augustin tente de combattre l’idée d’un Dieu anthropomorphe en rectifiant ce récit : Dieu a voulu la création du monde de toute éternité, non dans une première décision fautive. Mais Genèse 6-5 dit autrement ! Et on va voir que l’homme perfectible, pas si mauvais, est abandonné au profit d’un autre.

Allons de l’avant : une purification s’impose encore, avec l’idée d’un autre bain d’eau, c’est le baptême. Jean le Baptiste administre ce bain de jouvence dans le Jourdain. Matthieu, en 3-1 rapporte les propos de Jean lorsque des Pharisiens et Sadducéens viennent rejoindre la foule des baptisés :

« Progéniture de vipères, qui vous a suggéré de fuir le courroux qui vient ? »

Il menace aussi de purifier par le feu, sciant à la base l’arbre « qui ne donne pas de bon fruit », et ce sont eux.

Flaubert dans un de ses Trois contes, Hérodias, a dressé de Jean un portrait d’une violence rare, celui d’un fanatique écumant de rage, invectivant le procureur romain et son entourage du fond d’un cul de basse fosse où on l’enferme, leur promettant la géhenne. Il a justement identifié dans Jean le Baptiste un combattant d’une secte rigoriste, violemment hostile aux Romains et aux traîtres qui se soumettent à eux, les « tièdes » aux fruits secs.

Jean est aussi celui qui baptise Jésus à sa demande, afin d’accomplir les prophéties. Jésus lui succède donc, prend la relève, et complète l’entreprise de purification. Un homme débarrassé, lavé de ses péchés, pardonné, doit sortir de la plus mémorable action qui soit rapportée et suivie.

Ce que fait Jésus en général est formulé par lui dans le Sermon sur la montagne, Matthieu 5,6 et 7. Contrairement à ce que Nietzsche-Zarathoustra semble croire, il ne promulgue aucunement une Loi nouvelle, un « nouveau Testament » : en 5-17 il parle ainsi : « Ne pensez pas que je sois venu détruire la Loi ou les prophètes. Je suis venu, non pas pour détruire, mais pour accomplir ». Et de conclure, comme Jean, que les Pharisiens n’entreront jamais dans le Royaume des Cieux. Ils en négligent des parties.

Il faut chasser l’impression trompeuse que Jésus voudrait faire appliquer « à la lettre » la Loi, qu’on suivrait trop distraitement. Son radicalisme est autre. Il revient sur le principe de chacune, en dégage l’essentiel, et le reformule en le rendant méconnaissable. Regardons dans le détail la série des exemples, accompagnés de la phrase « et moi je vous dis », que Zarathoustra reprend avec emphase…

Jésus cite les dix commandements ou autres textes, sans insister : « il a été dit »… et continue ainsi : « mais moi je vous dis » (Matthieu 5- 31, 32 à 38 etc. ). « Vous avez entendu qu’il a été dit… tu ne commettras pas d’adultère ». Jésus reformule en accentuant : « si ton œil droit te fait trébucher, arrache-le et jette -le loin de toi »… car l’adultère intérieur commence avec un regard concupiscent. Jésus insiste sur un intérieur invisible, une pensée coupable, quand les textes antérieurs jugeaient des faits constatés.

« œil pour œil dent pour dent » subit le même sort : « ne vous opposez pas à celui qui est méchant ». Tandis que la formule traditionnelle visait à éteindre une querelle susceptible de s’éterniser en vengeances, et équilibrait le mal subi, Jésus propose de l’éteindre à la racine, en se prêtant à l’agression. Le procédé consiste à radicaliser la Loi, en dégageant son esprit, sa dimension spirituelle, et non factuelle. C’est ce qu’il nomme « accomplir », donc, réaliser. Ce qui est esprit doit prendre forme effective, faire monde. Il prête donc à la loi juive une puissance mondaine formidable, qui dépasse le peuple de Moïse pour ouvrir à l’humanité une ère neuve, ce qui a eu lieu.

Refaire l’homme : une idée initiale dans notre monde, qui a eu des péripéties.

Pour refaire l’homme et le refaire innocent, il ne faut plus simplement encadrer par une Loi sa conduite et la sanctionner, il faut que son innocence lui soit propre, qu’il soit étranger au péché. Adorno, lorsqu’il a voulu épingler Heidegger et sa secte, dans « le jargon de l’authenticité », a mis l’accent sur l’Eigentlichkeit, maître mot d’Être et temps. Il souligne que Kierkegaard a divisé en deux l’humanité, les purs et les autres, et que Heidegger l’a suivi sans le dire avec son « être propre » qui n’imite pas les autres, son « original » qui ne doit rien à la coutume, à la banalité du « man », le « on ». Eigentlich… intérieurement sans faute, homme neuf purifié qui accomplit sur terre le Ciel, qui est céleste, l’homme d’après et selon Jésus ! On ne refait le monde qu’en refaisant l’homme ?

Il faudrait examiner la Réforme en ce sens : l’abandon de l’habillage extérieur de la religion, vêtement, statues, cérémonies et décors, pour célébrer l’intérieur du cœur pur, dépouillé de ses archaïsmes.

La descendance de la doctrine de l’homme purifié n’est pas nécessairement religieuse et liée au christianisme, cependant, elle doit à l’opposition initiale aux Pharisiens et aux Sadducéens quelque chose d’essentiel : la haine du monde bourgeois.


[À suivre]

Cet article est paru en premier sur la revue politique et littéraire LE CONTEMPORAIN